La Tunisie, seule rescapée des printemps arabes: une exception?

Depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, la Tunisie suit une voie unique dans le monde arabe. Le pays a su résister à un basculement autoritaire et à toute emprise islamiste. Une spécificité fragile.

Traverser la Tunisie d’est en ouest un jour d’Aïd, c’est assister dans les villes et villages endimanchés à de gigantesques célébrations pour la fin du mois de ramadan. Tablées improvisées, femmes en tenue de fête, enfants jouant sur les routes…

« Nous fêtons l’Aïd et la nouvelle saison touristique qui sera historique », affirme Farid, la cinquantaine. Pour ce restaurateur proche du Cap Serrat, la Tunisie est pourtant sur le fil du rasoir : « La situation n’a cessé de se dégrader depuis 2011, mais si la manne touristique relance l’économie, alors les acquis de la révolution seront sauvés. »

La fragilité de la situation est devenue évidente fin juin 2019 avec un grave problème de santé du président Essebsi, qui a laissé craindre une incertitude politique accrue au moment où la ville de Tunis était frappée par un double attentat-suicide. Le processus démocratique fut suspendu à l’absence de Cour constitutionnelle.

Cette conscience d’une fragilité post-2011 et certains relents nostalgiques de la période Ben Ali tranchent brutalement avec la Tunisie érigée en modèle de réussite. Seule rescapée des printemps arabes, la Tunisie semble faire figure d’exception, d’îlot de stabilité entre la poudrière algérienne et la Libye en guerre.

En suivant une voie singulière, la Tunisie est le seul pays arabe dont la révolution a permis l’émergence d’un pouvoir pacifié formé de représentants de l’ancien régime, d’islamistes et de nouveaux venus.

L’UGTT, véritable force d’opposition

Depuis janvier 2011, le pouvoir associatif s’est affirmé, un Parlement a été élu démocratiquement, une Constitution a vu le jour, des contre-pouvoirs sont apparus, la scène artistique et culturelle foisonne. « Et pour les femmes, on a une histoire inédite », affirme Ahlem Belhaj, de l’Association tunisienne des femmes démocrates.

« Dès le XIXe siècle, le contrat kerouani a offert le droit au divorce. Puis en 1930, les écrits de Tahar Haddad ont marqué le XXe siècle. Comme le code du statut personnel mis en place par Bourguiba. » La promulgation de cette série de lois progressistes au lendemain de l’indépendance en 1956 visait l’instauration d’une égalité entre hommes et femmes dans de nombreux domaines de la société.

Une originalité concrète comprenant l’abolition de la polygamie ou l’instauration pour le mariage, du consentement mutuel des époux. La femme tunisienne acquiert une place inédite dans le monde arabe.

Pourtant, selon la militante féministe, « la vraie exception tunisienne, c’est l’UGTT. Avoir dans le monde arabe un syndicat aussi fort qui marque la vie sociale et politique, c’est une exception qui a marqué le reste de la vie civile et associative. »

Le syndicat aux 500 000 adhérents s’est mué ces dernières années en véritable force politique et levier social, capable de paralyser le pays comme en janvier lors de la grève générale des fonctionnaires et salariés des entreprises publiques.

La puissante centrale syndicale est signataire du Pacte de Carthage, qui fixe la feuille de route sociale et économique du gouvernement. Au-delà du rôle de l’UGTT sur la scène publique, la société civile est une sentinelle vigilante et attentive aux excès, pesant dans les grands débats de société.

Le mythe du « bon élève »

Le processus démocratique tunisien semble faire référence face aux déboires du printemps arabe, du coup d’État en Égypte aux guerres civiles en Libye, en Syrie ou au Yémen. Mais il y a, selon le politologue Hamza Meddeb, « une explication beaucoup plus fondamentale ».

Cette dernière est selon lui « liée à ce débat intellectuel, politique, qui anime beaucoup de cercles académiques et décisionnaires en Europe ou aux États-Unis sur l’incompatibilité de l’islam avec la démocratie dans les pays arabes. L’expérience démocratique tunisienne vient contredire cela. »

Le chercheur se gardera bien de qualifier la démocratie tunisienne d’exception. Certes, « la Tunisie est un pays dépendant de l’extérieur économiquement, géopolitiquement et de manière sécuritaire. C’est un pays sous perfusion des bailleurs de fonds qui a toujours su se présenter comme le bon élève.  »

« Bon élève économique sous Ben Ali, alors qu’en réalité, poursuit-il, le pays s’embourbait dans une crise irrésolue. Et on continue aujourd’hui avec cette fois, la Tunisie bon élève démocratique. Les élites tunisiennes instrumentalisent cette notion alors que c’est une démocratie fragile et incapable de répondre aux attentes économiques et sociales de la population. »

Pour Michel Camau, spécialiste de la Tunisie contemporaine, « la particularité ou la singularité en tant que telles n’est pas synonyme d’exception ». L’ancien directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain a publié l’an dernier un ouvrage au titre évocateur : L’exception tunisienne. Variations sur un mythe.

Et le chercheur d’affirmer qu’il « y a confusion entre l’exceptionnel et le spécifique. Avec des problèmes de portée générale, la Tunisie n’est pas une exception, elle constitue un cas d’espèce. »

Une coopération États-Unis-Tunisie discrète mais efficace

Son positionnement géographique et son histoire récente l’ont poussé à accroître sa coopération militaire avec les États-Unis et l’Union européenne. Des échanges discrets, mais efficaces qui font dire au plus haut gradé du commandement des États-Unis pour l’Afrique, le général Waldhauser, que « la Tunisie est un modèle de partenariat réussi pour le développement en Afrique ».

Enfin, la Tunisie bénéficie annuellement de centaines de millions d’euros d’aides européennes au titre de l’instrument européen de voisinage à travers des programmes visant la jeunesse, l’innovation, la gouvernance locale. Car la stabilité sociétale lutterait contre la volonté de la jeunesse de traverser à tout prix une Méditerranée meurtrière.

« La coopération internationale est le seul rempart contre l’immigration clandestine », prônait en 2017 le ministre tunisien de l’Intérieur. Le discours n’a pas changé à Tunis : il permet au pays du jasmin de recevoir une attention, des prêts internationaux et une manne européenne exceptionnelle.

Source:rfi.fr

17 Juillet 2019

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