Mausolée à Accra de Kwame Nkrumah, premier président du Ghana et principal théoricien du panafricanisme © Max Milligan, Getty

«L’UA a pris le contre-pied de la vision fondatrice du panafricanisme»

Amzat Boukari-Yabara est historien et l’auteur de « Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme » (Editions de La Découverte, 2014). Si, pour lui, la pensée panafricaniste marque la reprise en charge de leur histoire par le Africains, quel jugement porte-t-il sur l’évolution de la pensée panafricaniste ? L’Union africaine qui se veut l’héritière de cette pensée et que dirige aujourd’hui le tandem le Tchadien Moussa Faki Mahamat et le Rwandais Paul Kagame, a-t-elle su rester fidèle aux idéaux des pères fondateurs ? A l’occasion du 30e sommet de l’Union africaine qui vient de se clore dans la capitale éthiopienne, RFI a interrogé Amzat Boukhari Yabara sur l’UA, sa panafricanité et les orientations qu’elle tente de donner à son action. Entretien.

Comment l’Union africaine perpétue l’idéal panafricaniste de Nkrumah ?

D’un point de vue historique, l’Union africaine souffre d’un grave problème fondamental, qui est son oubli de la diaspora. Elle a oublié que l’idéal panafricaniste était né aux Etats-Unis, dans les affres de l’esclavage, avant de trouver ses premiers théoriciens en Afrique au XIXe siècle. Pourtant la part de la diaspora dans l’UA demeure toujours marginale. Elle est institutionnellement absente dans l’architecture de l’organisation panafricaine. L’UA doit réparer cet oubli en étant davantage présente dans les territoires peuplés aujourd’hui de descendants des anciens esclaves d’origine africaine.

Paradoxalement, Donald Trump est peut-être plus panafricaniste que l’UA, puisqu’il a mis dans le même sac Haiti et les pays africains !

En effet, l’incapacité des Etats africains à admettre officiellement Haïti comme membre à part entière de l’UA est révélatrice du malaise de cette organisation par rapport à ses origines. La déclaration de Donald Trump était justement l’occasion de faire rentrer ce grand pays de la diaspora africaine dans l’UA. Cela aurait permis d’envoyer une réponse commune aux déclarations racistes du président américain. Cette marginalisation de la diaspora biaise, me semble-t-il, les fondements même du panafricanisme que prétend incarner l’UA. Je vois aussi un autre problème, celui de la colonisation qui perdure sur le continent. L’un des objectifs des panafricanistes n’était-il pas précisément d’aboutir à une véritable décolonisation du continent ? Parmi les territoires en Afrique dont le statut juridique pose encore problème, il y a le Sahara occidental occupé par le Maroc et dont le Front Polisario réclame la libération. Les îles comme la Réunion et Mayotte demeurent, elles, sous la domination de leur ancien colonisateur.

La décolonisation, c’était la mission de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), le prédécesseur de l’UA fondée en 1963. Avec l’UA qui la remplace en 2002, n’est-on pas passé à une nouvelle phase, avec l’accent mis davantage sur l’intégration économique ?

Oui, effectivement, le projet de départ de l’OUA était de libérer le continent africain de l’emprise du colonialisme. Force est de constater que cette mission n’a pas été menée à bien partout sur le continent. Il s’agissait d’un projet politique dont l’objectif était de s’assurer que chaque territoire colonisé retrouve sa souveraineté juridique. La deuxième étape de l’union a consisté à lancer un processus d’intégration économique, en passant par la mise en place des ensembles régionaux. Or estimer que c’est par l’intégration économique qu’on allait mettre en place l’union politique, c’est prendre le contrepied de la vision de Nkrumah, qui rêvait d’un gouvernement continental. On a à la place une Union des pays, qui n’a aucune autorité, puisque les Etats demeurent souverains. C’est une Union qui est purement intergouvernementale, qui réunit des chefs d’Etat, mais qui n’a pas la capacité à peser de manière décisive sur le destin du continent.

Cela dit, ne croyez-vous pas qu’il y a quand même eu une évolution positive dans la mesure où l’OUA était considérée comme un « club de dictateurs ». On entend moins les gens dire cela pour l’UA ?

Il est vrai que l’UA condamne tout régime, tout gouvernement issu d’un coup d’Etat. Il reste ensuite à définir ce qu’est précisément un coup d’Etat. Récemment, Mugabe a été renversé par une révolution de palais. Certains ont parlé de coup d’Etat. Le successeur de Mugabe n’a pas été condamné par l’Union africaine parce qu’il n’y a pas eu d’intervention militaire dans le sens classique du terme. Il y a d’autres dirigeants qui sont arrivés au pouvoir en mettant en place des coups d’Etat institutionnels ou constitutionnels. Oui, sur le principe, l’Union africaine ne reconnaît pas les gouvernements issus d’une prise de pouvoir par la force. L’UA est moins sur la forme un syndicat de dictateurs, mais il n’en reste pas moins que dans le fond, il y a des interrogations réelles sur la présence dans cette instance d’un certain nombre de dirigeants qui ne sont pas du tout représentatifs des valeurs progressistes et démocratiques. Sans vouloir fermer les yeux aux turpitudes de l’OUA, il faut dire que dans les années 1960 quand cette organisation a été fondée, on était vraiment dans un cadre très différent avec la guerre froide, avec les guerres de libération, avec aussi des régimes à parti unique. Aujourd’hui, le contexte global est plus ouvert, ce qui permet à l’UA d’avoir une approche plus libérale que l’OUA, mais qui n’est pas forcément plus en phase avec les revendications populaires.

Lors de sa création en 1963, l’OUA était divisée entre le groupe de Casablanca mené par Nkrumah et préconisant l’unité politique du continent, et le groupe de Monrovia, mené par Senghor, qui concevait l’organisation continentale comme une union des Etats souverains. Quelles sont les principales lignes de fracture aujourd’hui au sein de l’Union africaine ?

Livre Africa unite de Amzat Boukari-Yabara, éditions La Découverte. © © La Découverte

Les débats opposant Kwame Nkrumah et Senghor ne sont plus d’actualité aujourd’hui, mais l’Union africaine reste profondément divisée. La principale ligne de fracture est liée au fait que certains regroupements régionaux sont plus avancés que d’autres. Ainsi, par exemple, laCédéao qui réunit des Etats de l’Afrique de l’Ouest a une longueur d’avance sur les autres ensembles en matière de liberté de circulation, alors que les pays de l’Afrique australe, rassemblés sous l’égide de la SADC, font état d’une intégration économique réelle. L’intégration politique n’est pas un vain mot pour la Communauté de l’Afrique de l’Est, mais en revanche, la Cemac composée des pays de l’Afrique centrale est notoirement en retard sur un certain nombre de droits et de libertés. J’attribue ce retard à l’incapacité du grand pays de la région, le Congo-Kinshasa, d’assurer réellement son indépendance.

Quels sont, selon vous, les principaux acquis de l’Union africaine ?

Le principal acquis de l’UA, c’est, à mon avis, son architecture, qui permet de réunir régulièrement les Etats de l’ensemble du continent. Les chefs d’Etat et de gouvernements se rencontrent dans une instance neutre, et leurs ministres font de même dans le cadre de diverses commissions. Il y a aussi les textes : la charte constitutive, la charte africaine des droits de l’homme, la charte de paix et de sécurité, qui sont généralement très bien écrits, même si elles n’ont souvent aucune efficacité sur le terrain. Il existe aussi un parlement africain, qui malheureusement n’a aucun pouvoir ni législatif ni exécutif. Les institutions existent, mais ce sont des coquilles vides car l’UA ne s’est pas donné l’autorité de les faire respecter par les Etats. L’absence d’un système d’autofinancement et d’une force militaire indépendante compromet gravement la crédibilité de l’organisation panafricaine.

Au sommet de l’UA 2018 qui vient de se terminer, on a beaucoup parlé des réformes en cours depuis deux ans pour justement rendre l’organisation plus crédible. Ces réformes qui sont à la fois financières et institutionnelles, vont-elles, selon vous, dans le bon sens ?

L’idée que l’UA puisse financer ses programmes, ses initiatives, cela n’a rien de nouveau. Cela date de la création de l’OUA lorsque les pays africains cotisaient tant bien que mal pour faire vivre cette organisation. L’organisation panafricaine est devenue, depuis, une entité très bureaucratique et budgétivore, qui a besoin d’argent pour faire vivre sa technocratie. Plus de 80% de son budget viennent des sources étrangères. Il serait honnête de cesser de recevoir des financements des Etats-Unis, de l’Union européenne ou de je ne sais quel grand pays développé, tout en repensant les priorités budgétaires en fonction de ce que l’Afrique peut financer avec l’argent collecté à l’intérieur du continent. De ce point de vue, il est important de réfléchir à la fiscalité continentale, mais autrement qu’en taxant les produits importés en Afrique, comme le propose de faire la commission Kagame. Ce faisant, elle fera porter le poids du financement de l’UA par les consommateurs africains, alors qu’il faudrait plutôt le faire porter par les multinationales, soit africaines mais essentiellement étrangères qui opèrent en Afrique. Pourquoi, par exemple, ne pas taxer les exportations de matières premières plutôt que les importations ? Pour moi, il y a un manque d’imagination stupéfiant dans les propositions de la commission Kagame. Le président rwandais qui pilote ces réformes s’appuie sur les recommandations de l’ancien gouverneur de la Banque africaine de développement, Donald Kaberuka. L’approche que propose ce dernier est une approche très néo-libérale, qui ne va pas dans le sens de la justice sociale et de la solidarité. Les réformes de Paul Kagame ne s’appuient pas suffisamment sur la société civile dont l’émergence est l’une des données qui définit notre époque.

Ne craignez-vous pas qu’en refusant le financement étranger, l’UA devienne prisonnière du bon vouloir des mastodontes africains qui sont les principaux contributeurs au budget continental et qu’elle oublie les petits pays ?

Je suis favorable à ce que les grandes puissances africaines telles que le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Egypte et l’Algérie assument leurs responsabilités. C’est ce qui se passe à l’Union européenne où la France et l’Allemagne, à elles deux, assurent le plus gros du budget européen. C’est le PIB qui permet de déterminer la contribution de chacun à l’escarcelle commune. En Afrique également, ce serait normal que Etats africains disposant du grand nombre de ressources ou qui pèsent démographiquement plus que les autres assurent leur leadership politique et s’acquittent du financement qui va avec. Je vous rappelle qu’un Africain sur six est nigérian et une dizaine de pays à eux seuls représentent plus de la moitié de la population africaine. Il ne peut y avoir une démocratie panafricaine si l’on ne tient pas compte des équilibres des populations.

Avez-vous l’impression que l’UA a été suffisamment réactive par rapport à ses autres défis ? Je pense, par exemple, à la question des migrants, revenue sur le devant de la scène à cause du choc suscité par les enchères en Libye.

Le défi migratoire est lié à des enjeux politiques, économiques et environnementaux qui doivent être traités en amont et ne le sont pas ni par les Etats, ni par l’UA. Quelle perspective y a-t-il, par exemple, en Afrique pour la jeunesse qui fuit le continent massivement dans l’espoir de trouver des débouchés ailleurs ? L’UA a été incapable de proposer un projet qui associe réellement cette jeunesse. Il y a aussi des problématiques plus administratives dont la résolution nécessite de repenser la question de la citoyenneté africaine. Le passeport africain qui permet de se déplacer librement à travers le continent est une bonne chose, mais seule la mise en place d’une citoyenneté africaine, dotée de droits reconnus à travers le continent permettrait de sortir de la question douloureuse des migrants. Il y a tout un mécanisme juridique, constitutionnel à mettre en place, qui ferait qu’un migrant en Libye est d’abord un Africain en Afrique, avant d’être un migrant. L’UA n’assure pas non plus son devoir de protection envers ses citoyens. C’est affligeant de voir qu’elle est incapable de récupérer les corps des Africains qui se noient en traversant la Méditerranée. Ce sont les Italiens qui prennent en charge des dépouilles. Je suis choqué par l’inhumanité, l’insensibilité et le manque évident de dignité de la part des dirigeants africains. Il y a un travail à faire sur la notion de compassion collatérale vis-à-vis des malheurs des populations démunies.

Dans un entretien accordé en 2017, vous critiquiez la perpétuation du statu quo néocolonial à l’Union africaine dirigée alors par un tandem francophone. Est-ce que l’arrivée à la présidence de l’UA du Rwandais Paul Kagame qui n’est pas particulièrement tendre avec la France, va changer la donne ?

Paul Kagame n’est pas particulièrement apprécié sur le continent. C’est une

Les délégations quittent la salle plénière de l’UA, à la veille du sommet des chefs d’Etat, le 27 janvier 2018 à Addis-Abeba. © SIMON MAINA / AFP

personnalité très clivante. Par exemple, la manière dont il a relevé le Rwanda suscite beaucoup de débats et de controverses. Je pense que ce serait intéressant de voir comment l’UA sous l’égide d’un Kagame va se positionner par rapport à la crise politique et humaine qui sévit au Congo-Kinshasa. Le président rwandais a une responsabilité dans la déstabilisation de ce pays voisin.

L’ancien ministre tchadien Moussa Faki Mahamat qui dirige la puissante commission de l’union africaine veut faire de l’année 2018 l’année de la renaissance de l’union africaine. Que vous inspire ce souhait ?

Dans l’esprit du président de la commission de l’UA, cette renaissance passe par les réformes néo-libérales que l’organisation a engagées. Pour moi, ces réformes ne sont pas suffisantes pour assurer l’émergence d’une véritable organisation panafricaine. Par ailleurs, ces réformes sont très contestées. Il n’est pas certain du tout qu’elles aillent jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’elles soient entérinées par les parlements nationaux. Il y a surtout un fossé à combler entre les gouvernements nationaux et les sociétés civiles qui ont des doléances précises. La démocratisation de l’UA passe par la participation de la société civile dans l’exercice du leadership continental. Je crains que ce ne soit pas tout à fait l’option choisie par les actuels dirigeants de l’organisation panafricaine.

Source:rfi.fr

30 janvier 2018

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